Trop de décibels dans les oreilles – baleines canadiennes en péril menacées par des tests sismiques

Ça vous semblera peut-être un peu fou, mais quand je suis en mer pour observer et étudier « mes » baleines, je me prends souvent à essayer d’imaginer ce que c’est que de vivre dans l’eau, de bondir hors de l’eau pour venir prendre une grande goulée d’air avant de replonger, dans un grand fracas de queue, dans les profondeurs en quête de nourriture.
J’ai un faible pour la baleine à bec commune, une espèce en voie de disparition, que j’ai d’ailleurs étudiée dans le cadre de ma maîtrise en biologie, en Nouvelle-Écosse. Cette espèce m’épate entre autres par la profondeur qu’elle peut atteindre. Championne incontestée de la plongée, la baleine à bec plonge régulièrement à plus de 1 000 mètres et peut passer plus d’une heure sous l’eau!

bottlenose-600x353Deux baleines à bec communes nageant aux côtés d’un navire de recherche dans la zone de protection marine Le Gully, au large de la Nouvelle-Écosse. © Whitehead Lab

J’ai fait partie de l’équipe du professeur Hal Whitehead à l’université Dalhousie qui mène des recherches sur cette espèce depuis 1988 – la première et la plus longue recherche jamais menée dans le monde sur une espèce de la famille des baleines à bec! C’est en raison même de la durée de cette recherche que nous savons qu’il ne reste plus qu’environ 160 individus dans cette population, et qu’ils vivent principalement dans trois canyons sous-marins de la zone est du plateau néo-écossais – la Zone de protection marine (ZPM) Le Gully, et les canyons Shortland et Haldimand. Ces baleines ne parcourent pas de grandes distances ni ne se mêlent aux autres populations plus au nord, au large du Labrador et de l’Islande. Autrement dit, elles n’auront nulle part où aller si l’on perturbe leur habitat.
En 2006, compte tenu du faible nombre d’individus, de la taille réduite de leurs habitats et de la faible étendue de leur territoire, en plus des menaces croissantes de la pêche et des tests sismiques, le Canada a inscrit la baleine à bec commune sur la liste des espèces en voie de disparition en vertu de sa Loi sur les espèces en péril. La région appelée Le Gully, qui vient de célébrer son dixième anniversaire comme Zone de protection marine, et les canyons Shortland et Haldimand, ont été placés sous protection gouvernementale afin de préserver le refuge naturel de cette espèce de plus en plus rare.

Th Gully map1© Pêches et Océans Canada

Mais ces refuges sont de nouveau menacés par l’exploration pétrolière et gazière. Le 5 mai 2014, l’Office Canada-Nouvelle-Écosse des hydrocarbures extracôtiers (OCNEHE) lançait un appel d’offres qui pourrait mener à l’octroi de nouveaux permis d’exploration sismique à proximité de ces zones protégées, menaçant ainsi de faire éclater des décennies de travail qui ont mené enfin à la protection de la région du Gully et des canyons sous-marins environnants.
Ce qui nous inquiète relativement à l’exploration sismique dans des zones si proches d’habitats essentiels comme Le Gully, c’est que les cétacés communiquent, entre eux et donc avec leurs petits, grâce au son produit par un bruit rebondissant sur un obstacle. Les baleines utilisent également les sons pour s’orienter, trouver leur nourriture et localiser les prédateurs pour s’en protéger. Or on dispose de plus en plus de preuves indiquant que les bruits forts produits par l’activité humaine – tests sismiques et navigation maritime, entre autres – peuvent causer des perturbations notables couvrant la voix des baleines et les forçant à quitter les zones qu’elles occupent normalement. On a même trouvé des baleines mortes à la suite des blessures infligées par l’exposition à de très fortes ondes de pression créées par des bruits forts.

Th Gully map2L’appel d’offres lancé le 5 mai dernier par l’OCNEHE offre à des compagnies pétrolières et gazières la possibilité d’explorer des zones dangereusement proches de l’habitat essentiel de la baleine à bec commune © Office Canada-Nouvelle-Écosse des hydrocarbures extracôtiers

Ce que l’on sait, c’est que notre manque d’information sur les impacts des tests sismiques et la présence de cette espèce et autres espèces menacées devrait suffire à stopper les études sismiques dans le domaine vital des cétacés et autres espèces vulnérables, d’ici que l’information soit disponible. Le Canada est lié par des engagements à l’échelle nationale – Loi sur les espèces en péril et Loi sur les océans – et à l’échelle internationale – Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et Convention des Nations Unies sur la diversité biologique – en vertu desquels il est tenu de protéger les espèces en péril et leurs habitats en assurant la protection de zones clés et en créant un réseau de zones protégées.
À ce jour, le Canada fait bien piètre figure en ce qui touche au respect de ces engagements. Les tests sismiques n’ont pas leur place dans les habitats essentiels des cétacés, surtout lorsqu’ils n’ont nulle part ailleurs où aller comme c’est le cas des baleines à bec du plateau néo-écossais. Le WWF-Canada estime que les tests sismiques devraient être interdits à proximité des habitats essentiels jusqu’à ce que la recherche scientifique de base soit entreprise, que des zones tampons soient créées autour des zones de conservation et que des programmes de surveillance soient mis sur pied. Nous pensons par ailleurs que les compagnies pétrolières devraient contribuer à la protection de cette espèce en péril en ne participant pas au processus d’appel d’offres.
Le Canada est riche d’un formidable héritage naturel regroupant un nombre incroyable d’espèces et d’habitats. Il nous appartient de veiller à préserver cet héritage, les habitats de toutes ces espèces, et le nôtre. Nous devons, en ce 10e anniversaire de la ZPM du Gully, célébrer cette réalisation et toutes les autres en matière de conservation, et maintenir notre engagement à poursuivre sur cette voie.