Respecter la puissance de la mer

« On reconnaît généralement que les déversements d’hydrocarbures sont une conséquence inévitable de l’opération d’un terminal pétrolier tel que proposé. L’impact de ce genre de déversement sur les ressources biologiques et son incidence socioéconomique pourraient être graves. »
La version originale en anglais de cette déclaration est tirée mot pour mot de l’étude d’impact environnemental d’un projet de route de navigation pour les pétroliers à partir de Kitimat, en Colombie-Britannique, à travers le chenal de Douglas et le détroit d’Hécate. Ce que j’apprécie le plus dans ce texte est sa franchise. Le message ne se travestit pas de fausses assurances ni ne se confond en rhétorique sur les stratégies d’atténuation d’impacts, les mesures préventives ou les technologies de sécurité. Là où le pétrole transite, il s’échappe. Quand ça arrive, attendez-vous au pire.

Des lions de mer de Steller (fam. Otariidae) s’assemblent sur un des récifs de Garcin Rocks dans la réserve du Parc national de Gwaii Haanas, dans la région du Grand Ours en Colombie-Britannique. © Andrew S. Wright, WWF-Canada
Mais le plus remarquable, dans cet énoncé, est qu’il a été formulé il y a 35 ans, dans le cadre d’une étude sur la sécurité du transport maritime (évaluation TERMPOL) en vue de la création d’un terminal pétrolier à Kitimat pour l’éventuelle importation de pétrole brut. C’était avant que la Loi sur l’évaluation environnementale ne prenne en charge une bonne part de la responsabilité de ces évaluations des projets. L’objectif et la portée de la méthode d’évaluation TERMPOL étaient à l’époque bien plus exhaustifs, lui donnant le pouvoir de conclure que des projets étaient mauvais. Et c’est exactement ce qu’avaient fait les décideurs en 1977, en signalant les défauts importants du projet initial tant au chapitre de la planification des interventions en cas de déversement d’hydrocarbures qu’à ceux de l’ingénierie du site et de l’analyse des voies de navigation. La récente évaluation TERMPOL du projet Northern Gateway souligne qu’il s’agit là d’une créature très différente, et c’est vrai. Bien des choses ont changé, depuis, dans les domaines de l’ingénierie, de la technologie et des opérations.
Mais il y a certaines choses – comme les dangers que posent les conditions météo souvent violentes à la navigation – qui n’ont pas changé depuis 1977. Les marins disent qu’il faut « respecter la puissance de la mer », et ils ont bien raison.
Le détroit d’Hécate, à travers lequel passeraient au moins 400 pétroliers par année si le projet Northern Gateway se réalisait, exige ce respect. Des vagues de huit mètres sont fréquentes tout au long de l’hiver à cet endroit et, même dans les eaux intérieures plus abritées, des vagues scélérates peuvent doubler la hauteur des vagues poussées par les grands vents. Ici, des fronts de tempête peuvent se développer rapidement et se combiner de manière imprévisible. Compte tenu du temps de passage des pétroliers à travers le détroit, qui va de 10 à 16 heures sans possibilité de mouillage sûr, un désastre a amplement le temps de se produire. Les vents polaires de fjords peuvent aussi transformer les embruns en bruine verglaçante dans le chenal durant l’hiver, réduisant de beaucoup la visibilité et s’accumulant rapidement en croûte de glace sur les navires et les remorqueurs d’escorte. Un rapport d’Environnement Canada rappelle que le détroit d’Hécate est reconnu comme étant la « quatrième plus dangereuses étendue d’eau au monde »[i] et on y a observé des phénomènes effrayants, comme ces mers démontées d’octobre 1968 où les vagues étaient passées de 3 mètres à 18 mètres de hauteur en huit heures seulement au sud du cap Saint-James, à l’extrémité de l’archipel Haida Gwaii, et qui furent signalées par la plateforme de forage Sedco 135F.[ii] Incidemment, cette plateforme canadienne fut transportée dans le Golfe du Mexique quelques années plus tard et en 1979, une explosion y provoqua le plus gros déversement d’hydrocarbures de l’histoire des plateformes de forage à cette époque, plus de trente ans avant la catastrophe de Deepwater Horizon en avril 2010.
Mais je ne suis pas le seul à considérer ce passage dangereux pour les pétroliers. Dans sa récente lettre ouverte au Vancouver Observer, le capitaine Mal Walsh, de Comox (C.-B.), s’inquiète beaucoup du projet. Le capitaine sait de quoi il parle : fort de plus de 40 ans d’expérience dans le domaine de l’exploration et du transport pétroliers, il porte un jugement éclairé sur la nature réelle des risques qu’encourt la navigation pétrolière dans ces eaux.
Et pendant ce temps, par une décision qui semble taillée sur mesure pour accélérer la réalisation du projet Northern Gateway, Ottawa s’apprête à dépouiller encore davantage la réglementation environnementale du peu de pouvoirs qu’elle a. Il est de plus en plus évident que nous ne pouvons plus nous fier aux instances du gouvernement fédéral pour faire le genre d’évaluation des risques claire et honnête que méritent l’environnement et les Canadiens qui le protègent.
Le risque s’avère un sujet difficile à aborder, certes, car cela prend du courage pour tenir compte à la fois des faits et des valeurs, et pour définir les enjeux en termes absolus et honnêtes – comme je l’ai fait dans le paragraphe d’introduction de ce blogue. Mais il y a des gens – y compris ces milliers de personnes qui se sont inscrites aux audiences de la Commission d’examen conjoint pour partager leur point de vue – qui possèdent les connaissances et les compétences nécessaires, qui ont le courage d’aborder franchement le risque et de faire le bien. La Commission entend actuellement les exposés oraux, de courtes déclarations de 10 minutes faites par des Canadiens ordinaires dont plusieurs ont une connaissance approfondie de la géographie de cette région par où passerait le pétrole et qui ont tous des valeurs profondément ancrées dans la terre et la mer. Ces gens sont invités à s’exprimer sur la question de savoir si le risque en vaut vraiment la peine. Les audiences de la Commission se poursuivront encore pendant quelques semaines.
Je vous recommande fortement d’écouter ces audiences aux heures (GMT – 7 h) de webémission en direct. Cela vous donnera peut-être le goût de partager vos propres points de vue et de dire ce que la région du Grand Ours signifie pour vous. Bref, le jeu en vaut-il la chandelle?


[i] Environnement Canada, West Coast Marine Weather Hazards Manual, 1992, p. 113.
[ii] Owen S. Lange, The Veil of Chaos, Living with Weather Along the British Columbia Coast, Environnement Canada, 2003, p. 160.