De retour du pays du Grand Ours

Jonelle Warren, assistante administrative et coordonnatrice de bureau, bureau de Vancouver, WWF-Canada
Je suis originaire d’une petite communauté nordique, et j’ai grandi dans une maison sans eau courante ni électricité. Nous n’avions pas d’épicerie, ni même de dépanneur. Notre plus proche voisin était à des kilomètres de chez nous et à certaines périodes de l’année, le seul moyen de déplacement était le bateau. Notre survie dépendait presque entièrement des ressources que nous procuraient la terre et les cours d’eau et, un peu comme le majestueux grizzli de la région du Grand Ours, nous devions profiter de l’été pour tirer le maximum de notre potager et faire des réserves pour passer l’hiver et traverser le début du printemps.
Nous avions deux chèvres qui nous donnaient du lait, et des poules qui nous procuraient les œufs. Le reste, nous le pêchions à la rivière ou le chassions sur la terre ferme. La nature nous entourait – nous enveloppait, en fait – et les grizzlis et les loups étaient monnaie courante. J’étais bien sûr top jeune à l’époque pour comprendre toute la complexité de cet environnement et saisir à quel point toutes les formes de vie sont intrinsèquement liées les unes aux autres, mais je sentais déjà confusément que nous avions le devoir de respecter la nature et d’en préserver l’équilibre, de veiller à ne pas mettre à risque ce qui assurait notre survie.

La zone marine du Grand Ours, 2012. (C) Jonelle Warren, WWF-Canada

Aujourd’hui, l’adulte que je suis devenue n’allait pas rater l’occasion de visiter la région du Grand Ours, d’y constater la formidable interconnexion entre toutes les formes de vie et l’interdépendance de tous les éléments de son étonnante diversité. La région du Grand Ours ne dégage pas une impression de fragilité en soi, au contraire la vie y est abondante et foisonnante. Mais ne nous y trompons pas, car la vie est si fragile, comme le chante le poète.
Assis dans un Zodiac sous une pluie tenace, nous avons observé une ourse grizzli avec ses deux oursons jouant ensemble sur la grève. Après avoir chipé un saumon à sa mère, le premier tentait d’inciter son frère à essayer de lui prendre à son tour. Cette scène familiale, si j’ose dire, se déroulait à l’avant-plan d’une cascade de plus de 500 mètres échappée d’une falaise que survolaient des aigles et des mouettes. Un décor féérique. Tant de vie – et de vies – qui dépendent de l’étroit et inextricable lien entre la terre et la mer.

Quelques grizzlys, dans la zone marine du Grand Ours, 2012. (C) Jonelle Warren, WWF-Canada

J’ai vécu l’une des plus fortes expériences de ma visite vers la fin de notre périple à travers la région du Grand Ours, lorsque nous sommes revenus à Salmon Bay et avons marché dans la forêt luxuriante longeant la rivière, nous retrouvant par moment enfoncés jusqu’aux genoux dans les restes de saumon rose et kéta. Ces restes pourrissants sur les berges des cours d’eau et dans la forêt témoignent de l’importance du saumon dans l’alimentation des oiseaux, ours et loups de la région. À l’évidence, la décomposition se fait naturellement et les nutriments de ces restes sont pompés dans la forêt pluviale, qui s’en nourrit elle aussi. J’assistais donc là à la démonstration de l’interconnexion source de vie et de survie, et la force de ce moment m’a envahie.

Un saumon, dans l’une des nombreuses rivières de la région du Grand Ours, 2012. (C) Jonelle Warren, WWF-Canada

J’ai mis quelques jours à me remettre de l’expérience vécue dans cette région fabuleuse. J’en avais entendu parler et j’avais vu des photos, mais je n’ai vraiment compris qu’une fois les deux pieds bien plantés sur son sol. J’ai pris conscience de notre responsabilité à tous, comme citoyens de ce pays, envers cette région. Il nous appartient de bien évaluer les enjeux sur la table et de veiller à la protection de la région du Grand Ours et de toutes les vies qui en dépendent, aujourd’hui et pour demain.