Naufrage d’un mythe – La science du bitume dans l’eau de mer

Le 20 avril 2010, la plateforme pétrolière Deepwater Horizon explosait dans le golfe du Mexique, provoquant la fuite de près de cinq millions de barils de pétrole dans la mer. Malgré des efforts gigantesques de décontamination, le pétrole continue d’encrasser le fond marin et de souiller les plages à chaque tempête. Pour la chaîne alimentaire marine et les gens qui en dépendent, la catastrophe se poursuit.

Pingouin bleu, déversement de pétrole Rena, Nouvelle-Zélande, 2011

Pingouin bleu englué, déversement de pétrole Rena, Nouvelle-Zélande, 2011

Des travailleurs du WWF viennent au secours des manchots pygmées englués de pétrole après le naufrage du Rena au large de la Nouvelle-Zélande en 2011. (C) WWF-Canon / Bob Zuur

Ce deuxième anniversaire du déversement de pétrole par BP est la triste occasion de se rappeler qu’on ne peut pas faire grand-chose pour récupérer des hydrocarbures répandus dans un environnement marin. Les changements récemment apportés par le fédéral à sa réglementation des transports maritimes ne changent rien au fait que plus de 90 % du pétrole déversé dans les océans n’est jamais recouvré. Pire encore, les pétroles lourds comme le bitume qu’on se propose de pomper dans le projet d’oléoduc Northern Gateway peuvent s’enfoncer sous la surface, ce qui les rend impossibles à trouver et, bien sûr, à récupérer.
Le gouvernement fédéral propage un mythe, pas un fait scientifique, quand il assure à la population que le bitume dilué flotte. En novembre 2012, rappelant la fuite de pétrole du pipeline Kinder Morgan à Burnaby en 2007, le ministre des Ressources naturelles Joe Oliver a expliqué au Business Council of British Columbia que les équipes de nettoyage avaient « dressé un barrage de rétention et déployé une toile absorbante fixée à des cages à homard [sic] sous le déversement. Après le nettoyage, ils ont récupéré la toile et aucun pétrole n’avait coulé. Nous savons donc que dans ce cas-là, le bitume dilué flottait. »
C’est peut-être malheureux de faire mentir une si belle fable avec les faits, mais compte tenu des risques qui pèsent sur le milieu marin de Colombie-Britannique, il importe de connaître les réalités scientifiques du bitume dilué. Le pétrole déversé ce jour-là n’était pas du bitume dilué, c’était du brut lourd albien, un mélange de pétrole brut synthétique et de pétrole lourd. Essayer d’expliquer le comportement du bitume en mer en se fondant sur le déversement de Burnaby, c’est comme analyser la boîte noire d’un avion pour comprendre l’écrasement d’un autre.
De son côté, la société Enbridge présente un portrait incomplet des risques réels du bitume dilué. Son site Web affirme que « les pétroles bruts, y compris le bitume dilué, sont moins denses que l’eau et par conséquent, ils flottent. » Il y a une part de vérité dans cette affirmation, mais pas assez pour soutenir l’examen d’une personne raisonnable armée des faits scientifiques.
Quelle est la réalité du bitume dilué? L’American Petroleum Institute définit le bitume comme étant un pétrole pâteux assez dense pour être submergé par l’eau douce. L’industrie mélange le bitume à un condensat de gaz naturel, le plus léger des hydrocarbures, afin de le rendre assez fluide pour couler dans un oléoduc. Le mélange qui en résulte, le bitume dilué, est assez léger pour flotter sur l’eau – initialement.
Mais quand le bitume dilué s’écoule dans l’eau, le condensat s’évapore en laissant un résidu de bitume. Est-ce que ce bitume coule au fond de l’eau? Dans un récipient d’eau de mer à pleine densité, non, et sur ce point, le site d’Enbridge a raison. Mais comment le bitume dilué se comporterait-il en situation réelle de déversement au large des côtes de Colombie-Britannique?
Enbridge soutient que le bitume dilué ne coulera pas tant qu’il ne sera pas plus dense que l’eau. Or les conditions réelles, sur la côte du Pacifique, sont bien différentes de celles du laboratoire. Premièrement, l’eau de mer n’a pas partout la même densité. Dans les bras de mer comme le chenal de Douglas, là où sera transporté le bitume dilué, l’eau salée est beaucoup moins dense qu’en plein océan. Il suffit que le bitume résiduel ait à peu près la même densité que l’eau pour être submergé.

Rorquals à bosse

Rorquals à bosse dans la mer du Grand Ours. Leur habitat subirait les effets directs d’un déversement de pétrole et du passage des pétroliers. (C) Forwhales.org 

Deuxièmement, des expériences menées au Canada ont démontré que le pétrole n’a pas besoin d’être plus dense que l’eau pour couler sous la surface. Les vagues qui déferlent par-dessus les nappes de pétrole lourd créent des boulettes de goudron qui, portées par les courants marins, peuvent dériver sur de grandes distances. En 1988, lorsqu’est survenue la fuite de la barge de ravitaillement Nestucca au large des côtes de l’État de Washington, le pétrole lourd a disparu sous les vagues pour aboutir sur les plages à 175 kilomètres de là, tuant plus de 9 000 oiseaux marins sur la côte Ouest de l’île de Vancouver. Les résidus de bitume dilué peuvent devenir aussi denses que ces pétroles lourds. Il est donc permis de croire qu’ils se comporteront de manière semblable. De fait, les eaux saumâtres des côtes de Colombie-Britannique ont à peu près la même densité que le bitume albertain. Si un déversement se produisait ici, le bitume résiduel s’enfoncerait et il serait alors presque impossible de retrouver tout le pétrole déversé, encore moins de le récupérer avant qu’il ne souille un rivage.
Quoi qu’en pensent les amateurs de belles histoires, il faut absolument dénoncer cette fable que nous racontent les promoteurs du projet Northern Gateway. L’avenir de notre côte dépend des faits, pas de fausses vérités. Les gens dont la vie et le gagne-pain sont menacés par le risque de déversement de bitume méritent la vérité vraie, rien de moins.