La vie cachée de l’Arctique

L’énorme baleine boréale apparaît à travers les glaces. Elle est si proche que je pourrais presque la toucher. Une longue expiration et la voilà qui replonge et disparaît. Je reste là, en marge des glaces flottantes, là où les glaces rencontrent la mer. Je me tiens sur un radeau de glace d’un mètre d’épaisseur, à environ 10 kilomètres au-delà de la pointe de l’île de Baffin, en Arctique canadien. Une fois la baleine disparue, le paysage redevient la vaste étendue de blanc que l’on voit si souvent sur les photos. On pourrait penser qu’il n’y a pas de vie ici tant c’est blanc et immobile, mais il suffit d’une baleine venant prendre un bol d’air à la surface pour nous rappeler que l’Arctique grouille de vie, en fait.

Une baleine boréale plonge à la recherche de krill. © Clive Tesar / WWF
Une baleine boréale plonge à la recherche de krill. © Clive Tesar / WWF

C’est parfois là même où je suis en ce moment, qu’on appelle une zone de dislocation des glaces, que les espèces se rencontrent en plus grand nombre, car cette zone riche en nutriments libérés par la fonte des glaces est la plus productive de cet environnement marin. De fait, quelques instants après avoir vu ma baleine, voilà qu’apparaissent des guillemots de Brünnich surgissant des glaces, qui me toisent comme l’intrus que je suis avant de retourner à l’eau et à leurs activités. Quelques minutes plus tard, j’ai assisté au passage d’un groupe de narvals, annoncé par un bruissement de l’eau précédant l’apparition de leur dos mouchetés. Grâce à l’hydrophone que nous avions mis à l’eau, nous avons pu entendre des phoques barbus, qui émettent des longs et sonores se terminant par des gémissements.

Le narval se déplace habituellement en petits groupes de plusieurs individus. © Clive Tesar / WWF
Le narval se déplace habituellement en petits groupes de plusieurs individus. © Clive Tesar / WWF

Sur la terre ferme, j’ai vu des saxifrages à feuilles opposées en fleurs sur des plaques de terre non recouvertes de neige. Un lièvre arctique s’y trouvait et mangeait tranquillement, sans se préoccuper du fait que son pelage blanc sur la toundra verdissante le rendait bien visible. Des lemmings se sont enfuis à notre approche dans une petite vallée fluviale, mais ils auraient dû se méfier davantage des faucons gerfaut nichant sur les falaises en surplomb.

Les populations de lièvres arctiques fluctuent de manière très marquée, ce qui a un effet également sur les populations de leurs prédateurs. © Clive Tesar / WWF
Les populations de lièvres arctiques fluctuent de manière très marquée, ce qui a un effet également sur les populations de leurs prédateurs. © Clive Tesar / WWF

En remontant la vallée, nous avons observé des piles de roches enherbées – pendant des milliers d’années, ces huttes ont abrité les Inuits venus profiter de la richesse de nourriture disponible dans la zone de dislocation des glaces. On a vu des crânes de baleines boréales incrustées dans la structure de l’une de ces huttes, témoignage tangible de la formidable capacité de ces peuples de tirer parti des ressources de la terre et de la mer.
Je suis venu faire cette tournée en Arctique afin d’en rapporter photos, vidéos et témoignages, pour qu’à travers la planète on sache que l’Arctique n’est pas une grande étendue blanche sans vie, mais un lieu où la vie grouille au contraire dans la moindre craque dans la glace, dans le moindre recoin de la toundra, dans les crevasses des falaises et dans les communautés qui depuis des générations survivent grâce à la vie foisonnante de leur territoire.